18

LA PÉNICHE

J’ai entraîné l’équipe au port avant que le soleil hisse sa calotte derrière les collines au-delà du fleuve. La ville somnolait encore, exception faite d’un peu de monde circulant dans le même sens que nous. Plus nous approchions du fleuve, plus le flot grossissait. Le port ressemblait à une ruche en pleine effervescence.

Il y avait des corbeaux.

« On dirait qu’ils ont bossé toute la nuit, ai-je dit. C’est laquelle, Qu’un-Œil ?

— La grosse, là-bas. »

Je suis allé voir. La péniche était monstrueuse, pas à dire. Une espèce de sabot de bois immense destiné à dériver au fil du courant. Le voyage serait lent sur un cours d’eau large et paresseux comme celui-ci. « Elle a l’air neuve. »

On évoluait dans un îlot de silence et de regards. J’observais à la dérobée les mariniers que nous croisions. Je ne lisais rien sur leur visage, sinon leur fatigue. J’ai aperçu quelques gaillards armés, aussi costauds que mes visiteurs de la veille, qui embarquaient sur des chalands plus petits. J’ai remarqué les débardeurs qui s’affairaient sur notre navire. « Pourquoi toute cette cargaison de bois, à ton avis ?

— C’est mon idée, m’a répondu Qu’un-Œil. C’est pour construire des mantelets. Ils n’avaient que de malheureux panneaux d’osier pour s’abriter des projectiles. Mais ça m’étonne qu’ils m’aient écouté et qu’ils se soient donné ce mal, sans compter la dépense. Peut-être qu’ils auront suivi toutes mes suggestions. On serait aux petits oignons.

— Moi, ça ne m’étonne pas. » À présent, j’étais persuadé que non seulement les citadins avaient été informés de notre venue, mais qu’ils en avaient profité pour échafauder quelques plans. Ces écumeurs du fleuve représentaient davantage qu’un léger tracas. Les citadins espéraient éradiquer le mal à peu de frais en sacrifiant une troupe d’aventuriers.

Je ne comprenais pas pourquoi ils se croyaient obligés de nous jouer la comédie. C’était notre métier. Et il fallait qu’on descende ce fleuve, d’une façon ou d’une autre.

Peut-être leur société fonctionnait-elle ainsi ? Peut-être n’osaient-ils pas croire à la vérité ?

Avec l’aide de Crapaud, j’ai remis certaines choses au point en moins de cinq minutes avec le commandant de la péniche et le comité de gros bonnets qui l’accompagnait.

Je leur ai arraché la promesse d’une grosse récompense en plus du voyage. « On se mettra au boulot dès qu’on aura vu la couleur de l’argent », ai-je conclu. Et hop, les pièces sont apparues comme par magie.

Qu’un-Œil m’a glissé : « Tu aurais pu les laisser mariner un peu.

— Ils sont à cran, ai-je admis. Il doit y avoir quelque chose de première importance dans la cargaison. Allez, au boulot.

— Tu n’as pas envie de savoir ce que c’est ?

— On s’en fiche, après tout. Ce voyage, il faut qu’on le fasse.

— Peut-être. Mais je vais quand même envoyer Crapaud fureter.

— Si tu veux. » Je me suis mis à arpenter le pont principal. Otto et Hagop m’ont emboîté le pas. Nous avons discuté amélioration des défenses. « Il faudrait qu’on ait une idée plus précise de ce qui nous attend. Qu’on trouve la réplique aux tactiques des pirates. Par exemple, des machines derrière les mantelets pourraient nous être utiles s’ils attaquent à bord d’esquifs. »

Je me suis arrêté près de la rambarde du quai. Manifestement, un convoi escorterait notre péniche, laquelle, tout aussi manifestement, avait été construite pour ouvrir la voie. Jamais elle ne pourrait remonter le fleuve. Elle était tout juste équipée d’avirons en nombre suffisant pour tenir son cap.

Il y avait des corbeaux au milieu de la cohue. Je les ai ignorés. Je commençais à me demander si je ne faisais pas une fixation.

Et puis j’ai remarqué un espace vide le long d’un mur d’entrepôt. Les gens l’évitaient sans en prendre conscience. Une vague silhouette se tenait dans une ombre. Des corbeaux voletaient tout autour.

J’ai eu la sensation d’être épié. Était-ce vraiment mon imagination ? Personne d’autre ne voyait ces maudites bestioles. « Il est temps que j’élucide cette affaire. Qu’un-Œil ! J’aurais besoin de t’emprunter ton petit animal de compagnie. »

J’ai demandé à Crapaud de se rendre sur place pour jeter un coup d’œil. Il est parti. Un moment plus tard, de retour, il m’adressait un regard perplexe. « Qu’est-ce que j’étais censé voir, capitaine ?

— Qu’est-ce que tu as vu ?

— Rien. »

J’ai regardé de nouveau. À présent, je ne voyais plus rien non plus. En revanche, j’ai remarqué les trois grands gaillards qui avaient essayé d’engager la conversation la veille. Ils étaient accompagnés d’une troupe de leurs cousins et s’avançaient vers nous. Ils ont examiné notre péniche. J’ai supposé qu’on les intéressait encore. « Je vais avoir du boulot d’interprète pour toi, le nabot. »

 

Le plus grand s’appelait Mogaba. Ses potes et lui voulaient s’engager dans la Compagnie. Il a dit qu’il connaissait beaucoup d’autres volontaires, si j’en voulais. Il a revendiqué le droit de s’enrôler. Il a prétendu que tous les athlètes que je voyais traîner en armes dans le secteur étaient des descendants de soldats de la Compagnie noire, laquelle avait jadis servi à Gea-Xle. Ils étaient les Nars, une sorte de garnison dans la ville. Je me sentais, dans leur regard, sur un piédestal, comme si j’étais le vrai capitaine, un demi-dieu.

« Qu’est-ce que tu en dis ? ai-je demandé à Qu’un-Œil.

— Des types pareils, ça ne se refuse pas. Regarde-les. Des armoires. Enrôle tous ceux que tu pourras, s’ils sont sincères.

— Est-ce que Crapaud pourrait s’en assurer ?

— Et comment. » Il lui a glissé ses instructions à l’oreille et l’a envoyé à l’enquête.

 

« Toubib. »

J’ai sursauté. Je n’avais pas entendu Qu’un-Œil arriver. « Quoi ?

— Ces Nars, c’est pas du flan. Raconte-lui, Crapaud. »

Le génie s’est mis à pépier avec la voix aigrelette de Gobelin.

Les Nars étaient effectivement les descendants de nos anciens frères d’armes. Ils formaient une caste à part, entretenant les cultes guerriers et les mythes laissés par la Compagnie. Ils rédigeaient leurs propres annales et observaient les anciennes coutumes mieux que nous. Et puis Crapaud m’a annoncé une nouvelle qui m’a estomaqué.

Un dénommé Eldon le Voyant, un mage local réputé, avait annoncé notre venue voilà des mois, à peu près quand nous traversions les collines hirsutes pour atteindre D’loc-Aloc. Les Nars (le mot signifie « noir ») avaient organisé une série de compétitions et de tests pour sélectionner le meilleur homme de chaque centurie afin qu’il se range sous notre bannière et accomplisse le pèlerinage à Khatovar. À condition que j’accepte.

Car Eldon le Voyant avait déchiffré à distance le but de notre mission également.

Je n’aime pas quand les événements se précipitent et que je ne les comprends pas. Pouvais-je comprendre ?

Mogaba avait été nommé chef de la délégation en tant que champion de la caste.

Tandis que les Nars préparaient leur saint pèlerinage, les seigneurs et marchands de Gea-Xle se mettaient en tête de nous utiliser comme fer de lance pour briser l’étau des pirates qui se resserrait sans cesse depuis quelques années.

Le grand espoir du Nord. C’était nous.

« Je ne sais pas quoi répondre, ai-je murmuré à Qu’un-Œil.

— Je vais te dire un truc, Toubib. Tu ne seras pas capable de refuser ces gars-là. »

Je n’en avais pas l’envie. Ces pirates, dont personne ne parlait beaucoup, avaient l’air particulièrement mauvais. Quelque part, sans que personne me l’ait signifié explicitement, j’avais l’intuition qu’ils disposaient d’une magie efficace dont ils n’hésiteraient pas à faire usage si on leur donnait du fil à retordre. « Et pourquoi pas ?

— Ces types ne rigolent pas, Toubib. C’est quasi religieux. Ils seraient du style à s’enfoncer leur propre épée dans le bide parce que leur capitaine ne les a pas jugés dignes d’entrer dans la Compagnie.

— Ben voyons.

— Vraiment. Je le pense. Pour eux, c’est un engagement sacré. Tu parles toujours du vieux temps. Quand l’étendard était un objet de culte et tout le toutim. Ils ont pris le contre-pied de ce qu’on est devenus. La Compagnie, en montant dans le Nord, s’est transformée en ta banale troupe de coupe-jarrets. Les gosses qu’elle a laissés derrière elle en ont fait une armée de dieux.

— Ça fait peur.

— Tu peux croire.

— On risque de les décevoir. Je suis le seul à continuer de prendre les traditions au sérieux.

— Balivernes, Toubib. Cracher, astiquer et battre le tambour en souvenir du vieux temps, c’est pas le plus important. Faut que je trouve cette vieille fripouille de Gobelin pour voir s’il peut arrêter de bouder le temps qu’on fasse le point sur la défense de ce rafiot en cas d’attaque. Bordel. Les pirates sont au courant de tout ce qui se passe ici. Peut-être notre réputation suffira-t-elle à les convaincre de nous laisser passer.

— Tu crois ? » L’idée avait de quoi séduire.

« Non. Crapaud ! Amène-toi par ici. Il se conduit comme un garnement, ce gredin-là. Crapaud, je veux que tu restes avec Toubib. Tu lui obéis comme si c’était moi. Pigé ? Sinon c’est la fessée. »

Malgré tous ses talents, le génie avait la maturité d’un gamin de cinq ans. Et une vivacité assortie. J’ai dit à Qu’un-Œil qu’il se tiendrait tranquille et qu’il saurait m’aider, mais j’avais des doutes.

Je suis descendu sur le quai et j’ai accepté trente-deux recrues au sein de notre confrérie de soldats. Mogaba était si content que j’ai cru qu’il allait me serrer dans ses bras.

Ces trente-deux gaillards étaient tous impressionnants en diable, baraqués et pourtant souples et lestes comme des chats. S’ils étaient les rejetons métissés des hommes qui avaient servi à Gea-Xle, alors à quoi ressemblaient les anciens ?

Dès qu’il a eu prêté serment, Mogaba m’a demandé si ça ne posait pas de problème que des frères de sa caste nous escortent à bord d’autres bateaux. Pour qu’ils puissent dire à leurs fils qu’ils avaient accompagné les pèlerins jusqu’à la Troisième Cataracte.

« Bien sûr. Pourquoi pas ? » Mogaba et ses gars m’ont vrillé les oreilles. Pour la première fois depuis que je me coltinais ce boulot, je me suis réellement senti capitaine.

La clique s’est dispersée. Ils sont partis chercher leurs affaires et répandre la bonne nouvelle.

J’ai remarqué le commandant de la péniche qui nous observait, en surplomb. Il arborait un grand sourire lèche-cul. Le voyage s’annonçait au mieux pour les siens. Ils pensaient nous avoir à leur pogne, bien bridés.

 

« Hé, Toubib ! Voilà ta copine prodigue.

— Tu t’y mets aussi, le morveux ? Je devrais te balancer à la flotte. » Si seulement j’avais pu lui river le clou. Il avait l’effronterie d’un gosse de cinq ans aussi.

Je l’ai remarquée par les réactions qu’elle provoquait. Ou leur absence, peut-être. Sur son passage, les hommes s’interrompaient pour la regarder en soupirant et en secouant la tête d’un air mélancolique. Il ne leur venait pas à l’esprit de siffler ou de lancer une grossièreté.

J’ai promené un regard circulaire et trouvé une victime. « Murgen ! »

Murgen a accouru au trot. « À ton service…

— Quand Madame arrivera, tu lui montreras ses quartiers. La cabine adjacente sera pour ses invités.

— Je pensais…

— Ne pense pas. Obéis. »

Je me suis fait discret. Je ne me sentais pas encore prêt pour l’inévitable affrontement.

 

Jeux d'Ombres
titlepage.xhtml
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Cook,Glen-[Compagnie Noire-04]Jeux d'ombres(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html